Notre capacité à exprimer notre désaccord est fortement liée à notre vision du conflit. Certains d'entre nous sont plus aptes que d'autres à y faire face. Il a été montré que cette différence provenait de notre façon de nous représenter le conflit :
soit comme un aspect normal voire nécessaire de nos relations ;
soit comme un aspect anormal qu'il faut éviter.
Or, la bonne position se situe entre ces deux conceptions. À trop banaliser le conflit, nous prenons le risque de ne pas l'anticiper suffisamment et d'en favoriser ainsi l'apparition. À trop vouloir éviter les conflits, nous perdons toute limite aux oppositions et freins à l'application de nos décisions.
En voici un exemple :
Gilles dirige une équipe de cinq personnes. Il n'est pas très expansif et pense qu'à partir du moment où les tâches sont confiées, il ne doit pas y avoir de problème. Pourtant il trouve depuis quelques mois que l'une de ses collaboratrices n'est pas très appliquée dans son travail et néglige plusieurs aspects. Il ne lui dit rien directement, car il considère qu'elle doit le comprendre à travers des petites remarques insidieuses et par petites touches. Un jour, il la trouve dehors en train de fumer une cigarette alors qu'un client attend. Il explose. Sa collaboratrice en est éberluée et ne comprend rien à ce déchaînement violent. Suite à cela, Gilles reçoit un arrêt de travail pour maladie de sa collaboratrice.
Cet exemple illustre le point clé de notre démarche : à trop éviter d'exposer nos souhaits d'amélioration, on se condamne à laisser la place à un trop-plein d'émotions qui risquent de s'exprimer de façon excessive et incontrôlée.
Comment faire pour l'éviter ?
La bonne attitude consiste à exprimer à notre collaborateur, le plus rapidement possible, nos insatisfactions et les changements que l'on souhaite afin que cela soit compréhensible pour lui.
Nous vous proposons un processus en quatre étapes :
Exprimer objectivement, le problème.
Exprimer la répercussion négative pour nous : notre émotion.
Exprimer les conséquences positives.
Exprimer notre solution.
Décrire un problème objectivement nous demande d'exprimer des faits. Or, ce n'est pas ce que l'on fait habituellement, car nous pouvons tomber aisément dans des expressions subjectives de jugement, d'interprétation ou de suppositions. Cela peut même nous conduire à des expressions de menaces.
Exemple :
Vous aviez rendez-vous avec Jérôme à 9 h 00 pour vous accorder sur un problème avec un fournisseur qu'il faut régler au plus vite. Ce problème a de forts enjeux et vous implique personnellement. Jérôme arrive à 9 h 45 !
Voici comment vous pourriez réagir de façon inadaptée :
tu le fais exprès d'arriver en retard, n'est-ce pas ? (accusation) ;
franchement tu te prends pour qui ? Tu te moques de moi ! (interprétation) ;
si tu continues comme cela, ne t'étonne pas d'avoir des soucis en fin d'année ! (menaces) ;
à cause de toi, le projet va échouer (culpabilisation).
Cette réaction ne décrirait alors aucun fait mais exprimerait au contraire des impressions, des sentiments. La règle est de décrire la réalité de l'action telle qu'elle a eu lieu.
Voici un tableau comparatif de quelques attitudes, entre jugement et objectivité :
Voici une meilleure manière de procéder dans notre exemple :
« Nous avions convenu de commencer à travailler à 9 h 00. Il est 9 h 45, cela fait ¾ d'heure que je t'attends. »
On peut également passer par une forme de questionnement : « Je t'avais donné rendez-vous à 9 h 00 n'est-ce pas ? Cela fait 3/4 d'heure que je t'attends » (formuler une question est très utile car elle permet de bien vérifier si notre interlocuteur avait la bonne information. Cela évite les quiproquos).
Ici, il n'y a plus de trace de jugement dans notre réaction, seulement un rappel des faits.
Bien que nous ayons montré comment il fallait décrire l'action qui nous dérange telle qu'elle est sans apporter de jugement, il faut également ne pas cacher notre déception ou notre désapprobation. En l'exprimant, on permet à l'interlocuteur de mieux en mesurer la portée.
En effet, il a été prouvé que si nous n'exprimons pas nos émotions, nous privons notre entourage de repères essentiels pour nous comprendre et se positionner. Ce dernier aspect est fondamental. Le langage des émotions nous permet de comprendre la situation de l'autre : est-il malheureux, heureux, peiné ou satisfait de notre action ? Même si la personne ne nous est pas proche – ce qui représente la majorité des cas dans les relations collaborateur / manager – il n'en demeure pas moins que nous sommes des êtres humains et que nous « lisons » l'émotion de l'autre comme un indicateur de son sentiment nous concernant. Autrement dit, la communication non verbale (intonation, rythme, geste, hésitation, etc.) dit autant (sinon plus par moments) que les mots eux-mêmes. En tenir compte aide l'interlocuteur à concevoir ce qui nous importe ou non.
Autre point important, c'est également par le langage non verbal que nous pouvons nous exprimer plus que par les mots. Par exemple, l'humour. Comment savoir si la personne dit une chose sérieusement ou de manière humoristique ? Nous ne le saurons que si la personne nous indique cela par des gestes, des intonations, des effets de langage, etc. En leur absence, ce sera quasiment impossible. De même, pour des expressions sarcastiques, cyniques ou moralisatrices.
Exemple :
Vous confiez la clôture d'un dossier à un collaborateur avant de partir en vacances et il accepté de la réaliser. En revenant, vous trouvez plusieurs messages d'interlocuteurs furieux et vous vous rendez compte que votre collaborateur n'a rien fait. Cela vous met très en colère.
Voici comment vous pourriez réagir de façon inadaptée en n'apportant pas de précisions sur votre sentiment et votre émotion :
on ne peut pas te faire confiance décidément (jugement) ;
quand on promet quelque chose, on tient sa parole (moralisation) ;
il faut être bien plus fiable que tu ne l'es pour avancer de nos jours (jugement accompagné d'une menace déguisée : si tu n'es pas fiable, tu resteras à ta place) ;
si j'avais été à ta place, j'aurais vite compris qu'on attendait tout autre chose de moi (moralisation, comparaison avec votre propre expérience, dévalorisation : comme tu n'en es pas capable, jamais tu n'arriveras à mon poste, que j'estime pourtant comme prestigieux).
Une meilleure approche consiste à clarifier ce que vous avez ressenti ainsi que votre mécontentement. Pour cela, il faut suivre trois règles :
parler à la première personne, « je » ;
clarifier votre besoin et constater le mécontentement ;
exprimer les répercussions désastreuses pour vous.
Parler à la première personne, « je »
Notre mécontentement, créé par notre interlocuteur, reste le nôtre. Il est alors nécessaire de l'exprimer à la première personne. Or, notre réaction est souvent de passer par le « tu » ou le « vous » pour exprimer la supposition que l'on fait sur ce que l'autre a pu penser de nous, a pu se dire nous concernant.
Par exemple :
Clarifier notre besoin
Clarifier, auprès de notre interlocuteur, ce que l'on souhaite dans notre relation avec lui. Finalement, nos besoins envers nos collaborateurs ne sont pas en nombre infini.
En voici une liste type :
la confiance ;
l'assurance d'être compris, d'être soutenu dans nos décisions ;
la considération en tant que personne pouvant aider ou conseiller ;
la confidentialité de nos échanges ;
la sincérité de nos propos.
Ces besoins ou souhaits sont normaux et ne représentent pas une exigence démesurée.
Voici quelques exemples de formules utiles :
il est important pour moi de m'assurer d'être compris ;
notre image auprès des clients est pour moi d'une importance capitale ;
pour moi, il est essentiel de me sentir en confiance dans mes relations de travail ;
mon souhait est de sentir un soutien de ta part.
C'est également un très bon antidote à la manipulation et aux jeux de pouvoir. Le sentiment de transparence, que l'expression de nos besoins génère, réduit en effet la capacité de jouer sur l'incertain, sur les mots ou sur la situation. Cela débouche sur une seule alternative : soit l'interlocuteur reconnaît notre besoin, soit il exprime clairement que ça ne le préoccupe pas.
Dans ce second cas, cela donne une piste de traitement spécifique. Il nous faudra alors quitter le thème de discussion en cours pour requalifier l'importance que ce besoin a à nos yeux. Reprenons une des expressions de nos besoins et poursuivons le dialogue éventuel avec un collaborateur qui se place dans ce type de situation :
Manager : « [...] Et pour moi, il est essentiel de me sentir en confiance avec toi !
Collaborateur : Peut-être que tu as ce besoin mais c'est ton problème pas le mien !
Manager : Tu es donc en train de me dire que tu ne feras rien pour que j'aie confiance en toi ? »
À cet instant, vous mettez votre collaborateur dans l'obligation de se positionner. Il a deux possibilités :
soit se déjuger en arguant que ses propos ont dépassé ses pensées : « Non, non, ce n'est pas ce que je voulais dire... » ;
soit en poursuivant par l'affirmative. Dans ce cas, il ne faut pas hésiter à en prendre acte, par exemple : « D'accord, et bien dorénavant j'en tiendrai compte dans nos relations et dans ce que je te demanderai ! ». Puis, poursuivre le thème de votre entretien.
Cette attitude vise à expliquer en quoi la situation créée par notre interlocuteur aura une répercussion défavorable ou dangereuse pour nous en justifiant notre émotion et nos sentiments. Là encore, il s'agit d'être factuel et précis. Il est préférable de dire par exemple : « Je vais y passer quatre heures pour le refaire » qu'uniquement « Je vais être obligé de le refaire ».
Voici d'autres exemples :
il m'est vraiment important de pouvoir compter sur toi si tu t'engages à faire quelque chose, sinon je ne partirai pas l'esprit tranquille ;
en faisant ainsi, tu nous as fait perdre trois jours ;
en continuant ainsi, nous n'arriverons pas à boucler le projet avant décembre ;
à te voir fonctionner de cette manière, je me dis que notre image de marque va en être affectée.
Comme on le voit dans ces expressions, les répercussions sont autant celles qui nous touchent directement, que celles qui touchent le collectif : l'équipe, le service, l'entreprise, etc.
Synthèse des trois informations sur nos émotions
Si nous reprenons notre exemple du dossier confié à un collègue avant les vacances et qui a été négligé, voici un exemple de l'enchaînement des trois règles pour exprimer notre émotion et la nécessité que le collègue change d'attitude :
Lorsque nous sommes certains d'avoir été compris par notre interlocuteur, il nous faut exprimer notre solution. Là, nous retrouvons la technique d'expression de l'objectif avec ses trois niveaux d'information :
l'action finale souhaitée : qu'est-ce que je souhaite qu'il fasse dorénavant ? ;
les précisions sur les conditions de réalisation : quelles sont ses marges de manoeuvre ? Quels sont les outils ou supports à utiliser ? Y a-t-il une alternative ? ;
les critères de qualité et / ou de quantité : avec quelle rapidité faut-il le réaliser ? Quel délai ? Quelle qualité finale ?
C'est dire s'il est nécessaire de s'être préparé avant de recevoir le collaborateur. Dire, par exemple, « J'aimerais que tu sois plus correct avec tes collègues », ne sera pas suffisamment concret et explicite. Dans ce cas, il serait bien mieux de dire :
« Je te demande dorénavant, lors de toute occasion de discussion avec tes collègues, de ne proférer aucune insulte ou violence verbale » ;
« Je te demande de tenir des propos polis et notamment que tu ne donnes plus de sobriquets ou de surnoms désobligeants » ;
« Je souhaite, qu'à partir de maintenant, tu n'exprimes plus aux autres ce que certains te confient au sujet de leur vie privée » ;
etc.
De nouveau, nous pouvons utiliser la forme du questionnement.
Exemple : « Je te demande de tenir des propos polis : au quotidien qu'est-ce que cela veut dire d'après toi ? ».
L'avantage supplémentaire de passer par un questionnement est que nous impliquons notre interlocuteur dans la solution à mettre en oeuvre, nous renforçons son engagement.
Exemples :
comment penses-tu t'y prendre ? ;
par quelles étapes faudrait-il passer d'après toi ? ;
que pensez-vous pouvoir mettre en oeuvre ?
L'autre avantage encore est qu'en exprimant ou en faisant exprimer une solution en termes concrets et observables, on rend l'action souhaitée davantage mesurable par nous comme par notre interlocuteur. Ceci influence positivement son autonomie d'action.
Il s'agit enfin d'exprimer les conséquences positives. L'objectif est de terminer sur une note positive et de montrer la contribution de notre solution. Les conséquences positives sont du même type que celles que nous avons abordées dans les modules LM. Elles peuvent porter autant sur notre interlocuteur, que sur nous-mêmes ou que sur l'équipe.
Exemples :
cela favorisera une meilleure ambiance dans l'équipe ;
cela nous permettra d'améliorer notre image auprès des clients ;
cela facilitera ton retour de déplacement ;
cela vous aidera dans votre management ;
cela nous fera gagner un temps important ;
etc.
Quelquefois, notre collaborateur peut exprimer des propos sous une forme difficile à interpréter : sarcastique, ironique ou humoristique. Il ne faut pas hésiter à le faire clarifier, par exemple : « ce que tu viens de dire... c'était ironique... c'était de l'humour... tu le pensais vraiment ? »
Nous faisons trop vite et trop souvent l'hypothèse que les répercussions des erreurs ou omissions de notre collaborateur sont déjà connues de lui.
Or, nous pouvons souvent vérifier qu'en les exprimant, on lui permet de découvrir tout un réseau d'interactions qui lui étaient cachées, le rendant ainsi plus apte à comprendre notre situation, l'action qu'il aurait dû mener et notre sentiment. Et, en ne réagissant pas de façon trop subjective, on peut alors permettre bien plus aisément cette mise au point utile.